Depuis quatre mois, onze salariés de l’entreprise « le Caoutchouc technique » à Clermont-Ferrand, exercent leur droit de retrait (voir encadré) face à une situation de danger grave et imminent. L’employeur oppose indifférence et mépris à la justice, à l’administration et au personnel qu’il maintient dans des conditions dégradantes.
Dès l’entrée de l’usine, c’est le choc. Choc de la désolation : palettes, cartons, sacs, tuyaux, bouts de ferraille, bidons s’amoncellent pêle-mêle dans la cour et sous le hangar. Après un parcours d’obstacles, c’est l’atelier qui provoque la consternation : une poussière blanche épaisse recouvre machines, murs, plafond ; au sol, les pas s’enfoncent dans un tapis de poudre noir, glissent sur les flaques d’huile. Une vapeur nauséabonde s’échappe des tuyaux crevés. Des bassines en plastique recueillent les fuites des bidons. La lumière blafarde des néons éclaire des lavabos crasseux, seuls points d’eau potable. Trente-cinq salariés, payés au Smic, travaillent dans cette ambiance sordide, mélangent de la gomme, moulent, pressent, cuisent, découpent des joints de toute dimension, des tuyaux, des sangles, des butoirs de camions.
Pas d’hygiène, pas de sécurité
Pas de protection sur les machines. Régulièrement des salariés laissent un bout de doigt dans les coupeuses. Un mélangeur a déjà broyé la main d’un ouvrier. Glissades et maux de reins se répètent. Mais rien ne s’ébruite, ne transpire au Caoutchouc technique. On est redevable au patron du prêt pour la maison, des petits arrangements. Quelquefois le découragement s’empare d’un salarié. Un petit tour dans le bureau du directeur et c’est en pleurant, honteux, que l’on retourne à sa machine.
L’entreprise, créée par M. Martin au début des années 1900, tourne tranquillement, grâce au recrutement de familles entières venues d’Espagne et du Portugal : père, mère, enfants, belle-sœur, beau-frère contribuent à la réussite de l’entreprise. A la mort de M. Martin, le gendre reprend l’affaire. On dit de lui : « Il est social. Tu as besoin de 100 F, il te les prête tout de suite ».
En 1996, les plus anciens partent, des jeunes sont embauchés. Autre mentalité, esprit d’indépendance. Très vite ils remettent en cause la loi du patron tout puissant et les conditions de travail dangereuses. Au moment de la mise en place de la loi sur les 35 heures, ils vont voir le syndicat CFDT. Le secrétaire demande d’abord l’organisation des élections du personnel. Résultats encourageants : 38 votants, 26 voix pour les délégués CFDT. Treize personnes adhèrent.
Avec l’aide du syndicat, la section soumet à la direction trois projets d’organisation du travail pour l’application des 35 heures. L’employeur ignore les propositions et demande aux nouveaux délégués de prendre en considération la situation de l’entreprise en redressement judiciaire et financier jusqu’en 2008. Il déclare être d’accord pour discuter avec eux, mais après les heures de travail !
Les nouveaux délégués, bien informés, ne l’entendent pas de cette oreille. Ils découvrent les manquements aux règles d’hygiène et de sécurité. Ils réclament la mise en conformité des machines, l’installation d’aspirations, des vestiaires, des toilettes et un réfectoire décents. L’employeur répond que ces sujets ne relèvent pas de leurs compétences et que, de toute façon, il n’a pas les moyens de payer. Le syndicat doit le rappeler à l’ordre.
Après un an de dures négociations, la direction accorde un bleu à chaque salarié (bleu lavé par les ouvriers dans une machine plantée au milieu de l’atelier où sont nettoyées, par la même occasion, des pièces en ferraille) et des chaussures de sécurité. Des masques en papier sont distribués aux personnes travaillant sur les mélangeurs et au poste de pesage où sont manipulés des produits toxiques.
La patience des délégués est à bout. Ils interpellent l’inspection et la médecine du travail. Recommandations répétées, demandes de mises en conformité.
Pas de réactions de l’employeur. En juillet 2001, l’inspection du travail adresse une mise en demeure pour exécuter les travaux indispensables à la sécurité. Rien ne se passe. En septembre, onze salariés (tous adhérents à la CFDT) décident d’exercer leur droit de retrait face à une situation dangereuse. Motifs : produits toxiques, absences d’aspirations, de protection sur les presses, d’outils de manutention pour les moules pesant de 200 à 300 kg, fuites d’huile, machines électriques non reliées à la terre, transformateur au pyralène. Les autres salariés poursuivent leur travail, soit par crainte de représailles, soit trop englués dans les « arrangements » du patron.
Protection en carton
L’inspection du travail, alertée par les délégués CFDT, – le directeur ayant négligé son obligation d’information – menace d’une fermeture partielle de l’entreprise si les travaux de première urgence ne sont pas réalisés. L’employeur fait exécuter des travaux par un membre de sa famille. Résultat : les installations sont encore plus dangereuses qu’avant. L’Apave, la Drire refusent de les certifier. Il fait pression sur les salariés en leur adressant une lettre les intimant à reprendre le travail. Refus des onze qui se protègent de la situation dangereuse qu’ils ont dénoncée, mais aussi du froid, de la pluie dans des cabanes en carton installées sous un hangar délabré. La résistance, mais aussi la solidarité s’organisent dans cet abri de fortune, construit deux fois, suite à une destruction « anonyme ».
En octobre, la direction est condamnée par le tribunal d’instance pour non-mise en conformité des équipements. L’inspection du travail demande une fermeture partielle. Malgré ces décisions, le travail, toujours aussi dangereux, continue au Caoutchouc technique.
Une déclaration courageuse
« Le travail réalisé par l’équipe CFDT sur les conditions de travail est important dit Jean-Claude Bagel, secrétaire du syndicat. Mais on ne peut pas maintenir, au nom de l’emploi, des conditions de travail où des personnes risquent leur santé et leur vie. Il serait d’intérêt de salubrité publique que l’entreprise ferme. » Cette déclaration courageuse illustre les choix déchirants parce que paradoxaux, que les syndicalistes doivent parfois effectuer pour mériter le qualificatif de responsables.
Cette situation dure depuis quatre mois. Quatre mois de menaces, de mépris. Trois plaintes ont été déposées au tribunal des prud’hommes, au civil et au pénal. Un expert est nommé, et doit rendre ses conclusions en mars. Le directeur s’entête et s’enferme dans son indifférence dont il sort quelques fois pour pleurer sur ses chevaux quand ils sont malades.
Au Caoutchouc technique, à Clermont-Ferrand, « on achève bien les chevaux ».
* Suite à notre reportage, nous avons alerté Libération. Voir article de Muriel Gremillet du mardi 6 février page 4.
Droit de retrait : Article L 231.8 du code du Travail
Le salarié signale immédiatement à l’employeur ou à son représentant toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, ainsi que toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection.
L’employeur ou son représentant ne peut demander au salarié de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent résultant par exemple d’une défectuosité du système de protection.
Article L 231.8.1
Aucune sanction, aucune retenue de salaire ne peuvent être prises à l’encontre d’un salarié ou d’un groupe de salariés qui se sont retirés d’une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu’elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou pour la santé de chacun d’eux.