MAG FCE : Delphine, peux-tu présenter ton métier, ton parcours, tes mandats ?
Je travaille chez EDF côté centre d’ingénierie, à la DIPNN, direction de l’ingénierie des projets du nouveau nucléaire, à Tours. Mon travail consiste à concevoir des modifications sur les sites nucléaires en exploitation et à faire également de la conception de projets neufs type EPR 2.
J’ai une formation d’ingénieure conceptrice dans le traitement de l’eau, et j’ai un master sur le management des risques industriels, avec une dominance « facteurs organisationnels et humains », d’où cette fibre Risques industriels majeurs (RIM) et Risques psychosociaux.
En mandat, j’ai basculé à temps plein pour le Syndicat, je suis déléguée syndicale de ma section au CNEPE et élue CHSCT, une commission hygiène, santé, conditions de travail. Je suis également élue CSE et référente lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes. Je suis aussi élue au conseil et à l’exécutif du Syndicat Centre Val-de-Loire, et sur les missions (RIM) du Syndicat et de la Fédération.
MAG FCE : Peux-tu nous expliquer dans quel contexte vous avez lancé l’expertise ?
Nous avons lancé une expertise libre sur la politique sociale, car la direction ne nous avait pas mis à disposition tous les chiffres concernant le recours à la sous-traitance.
Comme le CSE est multi-établissement (8 centres d’ingénierie), nous n’avons plus les chiffres en local.
En échangeant avec les autres établissements, on s’est aperçu qu’au global il y avait zéro prestataire pour la DIPNN, et nous savions que ce chiffre était erroné. La direction n’a pas fait le travail et, plutôt que de nous le dire franc-jeu, ils ont maintenu que le chiffre était le bon et qu’il serait gardé comme tel. Nous nous sommes concertés entre organisations syndicales et nous avons pris la décision d’avoir recours à une expertise, qui a été votée, toutes les OS étant d’accord. Sans lancer cette expertise, nous n’aurions jamais eu les chiffres et nous n’aurions pas pu militer pour
réinternaliser les compétences perdues avec le recours à la sous-traitance.
MAG FCE : Quelle représentation avais-tu de l’expertise avant d’en déclencher une ?
Ma représentation était biaisée puisque j’avais déjà utilisé cet outil lors de mes mandats CHSCT. Nous avions aussi déjà réalisé une expertise pour risque grave (suspicion de risques psychosociaux) sur un autre établissement de la DIPNN. Je savais que c’était un outil puissant, même s’il faut se lancer, ça fait peur, et c’est un coût selon le type d’expertise. Il faut dépasser un ensemble de préjugés qu’on peut avoir.
MAG FCE : Qu’as-tu pensé de la conduite de l’expertise ?
J’ai trouvé ça très bien, il y a eu une relation de confiance entre Idéforce et les élus. Sans travail rapproché sur une périodicité fréquente, l’expertise ne peut pas avancer. Chacun a joué ce jeu-là. Il faut qu’on soit à disposition des experts, et inversement. Les documents ne suffisent pas toujours, il y a
besoin pour les experts d’avoir un dialogue avec les élus pour comprendre l’entreprise, les enjeux, la stratégie. C’est un travail d’entraide, de co-construction. Ce qui était positif, c’est que les experts d’Idéforce n’ont pas eu peur de nous solliciter en temps et en heure pour comprendre le contexte, recueillir nos besoins, définir un périmètre, et cibler des axes.
Il faut savoir que l’expertise est un travail engageant pour les élus, nous devons être partie prenante, même si les experts prennent les choses en main. C’est ça la richesse !
MAG FCE : Que penses-tu de l’intérêt de faire une expertise ?
Lancer une expertise est pertinent quand on a une direction sourde, un dialogue social de façade et qu’on sait qu’il n’y aura pas d’actions mises en place alors que des salariés nous interpellent et nous alertent. Avec l’inspection du travail, ce sont les deux seuls leviers que nous avons pour mettre l’employeur face à ses responsabilités. L’employeur a un biais, il pense que les salariés ne sont jamais contents, mais sans prendre en compte que la performance se gagne avec de bonnes conditions de travail et des salariés en bonne santé.
L’expertise permet un regard extérieur expérimenté et professionnel. Nous ne sommes que militants, et nous avons besoin de ce regard tiers, de ce rôle de médiateur. Pour moi, c’est un outil et un levier formidable qui permet d’aller plus loin que ce que nous, militants, nous pouvons investiguer. Récolter la parole des salariés en entretien, faire un travail d’analyse de fourmi… on ne pourrait pas le faire faute de temps et de compétences, aussi. L’image neutre, extérieure de l’Institut nous permet d’être entendus par la direction. Le statut d’Idéforce permet d’apporter du crédit à notre diagnostic premier, et cela vient finalement légitimiser notre existence. Nous pouvons ensuite valoriser l’expertise auprès de nos salariés et de nos adhérents. C’est aussi utile pour nous aider à rendre un avis étayé, à défendre une position en CSE.
L’avantage de l’expertise, c’est que c’est un outil, certes, mais que c’est aussi un produit qui pourra nous servir pour continuer à mettre en place des actions et pour alerter si l’employeur continue la politique de l’autruche. Nous pouvons aussi nous en servir pour solliciter l’inspection du travail, avec des éléments factuels.
MAG FCE : Que penses-tu de l’impact qu’a eu l’expertise sur votre collectif CSE ?
Il a été positif quand on a lancé l’expertise, car nous étions tous d’accord. Cela a créé une émulation constructive dans une optique d’union pour être plus forts. Mais, au fil de l’eau, nous avons constaté que la direction avait fait un travail de sous-marin pour cliver les OS entre elles. Lors de la présentation du rapport en CSE, cela a été compliqué, la direction n’a pas voulu s’emparer du travail réalisé et a été de mauvaise foi. Malgré tout, elle s’est engagée a posteriori à nous communiquer les chiffres qui arrivent au compte-gouttes. L’expertise nous a permis de réclamer et d’obtenir un appui dans l’analyse des chiffres, car nous manquions de compétences pour comprendre un bilan social. Tous les élus CSE ont demandé cette formation.
MAG FCE : Que penses-tu de l’impact qu’a eu l’expertise sur votre collectif CFDT ?
Cela nous a confortés dans l’idée que la politique sociale était un domaine à investiguer, à creuser. Le rapport d’expertise a été intégré à nos fichiers, pour avoir un exemple, pour montrer à nos militants. Nous avons prévu de faire un retour d’expérience entre nous quand nous aurons reçu tous les chiffres manquants de la direction.
MAG FCE : Comment avez-vous utilisé cette expertise pour l’action syndicale ?
L’expertise a été un tremplin pour communiquer auprès des salariés et des adhérents. Nous avons transmis une communication, et avons fait un tractage de la main à la main suite à l’expertise. Nous avons aussi transmis à tous les salariés un compte rendu de la présentation du rapport en CSE, et nous leur avons envoyé la déclaration que nous avions lu à ce moment-là.
MAG FCE : Quel conseil donnerais-tu aux élus qui souhaitent lancer une expertise ?
Il faut se préparer à ce que la direction voit l’expertise comme une attaque plutôt que comme un outil commun et une ressource. Il faut avoir en tête que les visions seront certainement opposées, et que la direction pourrait réfuter les préconisations faites dans le rapport. Un travail de poursuite de l’action du CSE sera nécessaire après l’expertise. Mais l’enjeu en vaut la peine !